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  • Posted by Claudine Boulet on 11 juillet 2014 à 14 h 01 min

    J’ai un cas que je trouve très intéressant à partager:

     

    Homme de 69 ans qui travaillait encore jusqu’en mars dernier. Il aurait déjà dirigé une entreprise d’une centaine d’employés mais là, à la retraite, il travaillait comme camelot depuis quelques années. Il a changé d’emploi en décembre dernier car il commettait de plus en plus d’erreurs et qu’il lui arrivait de se perdre dans des quartiers connus. Il est devenu chauffeur pour une personne qui n’a pas de permis, de janvier à mars, mais se plaignait alors de chercher toujours ses mots et que “sa tête ne suit pas toujours”.

     

    Il a vu son médecin en janvier qui me l’a référé en raison de MMSE = 18 mais discutable vu que d’origine italienne et faible scolarité (3-4 ans).

     

    Son fils me dit que le langage se serait détérioré depuis peu. Il ne se rappellerait plus des noms de ses proches. Et, lorsque son fils lui donne la bonne réponse, monsieur répondrait “Ah, toi aussi, tu le connais!” alors qu’il s’agit d’une personne de la famille immédiate. Dans les dernières semaines, monsieur se serait perdu à plusieurs reprises. Dont, notamment, une journée, il aurait fait 40 km en vélo vers l’ouest, avant d’appeler pour dire qu’il était perdu. Aussi, il aurait commencé à montrer des épisodes d’agressivité, frappant dans les murs par exemple. En février dernier, monsieur aurait vidé un de leur compte de banque en une journée au casino, ce qui ne serait pas normal dans son cas.

     

    Je l’ai vu 2 fois et le reverrai la semaine prochaine. La première fois, j’ai conclu qu’il est aphasique! En effet, il parle beaucoup mais son discours est très difficilement compréhensible pour plusieurs raisons, soit 1- le discours comporte de nombreuses paraphasies verbales sémantiques; 2- son discours est fluent et relativement rapide ce qui ne donne pas le temps à l’interlocuteur d’essayer de comprendre la première phrase; 3- il utilise beaucoup de mots généraux (“la chose”, “l’affaire”); 4- il enchaîne les idées d’une façon qui ne semble avoir aucune logique (saute du coq à l’âne); 5- enfin, il ne démontre aucune conscience de son trouble et de l’incapacité de son interlocuteur à comprendre ce qu’il raconte. Cela dit, précisons que monsieur ne montre de façon apparente, aucune difficulté articulatoire. Il formule des phrases complètes (la grammaire et la syntaxe semblent adéquates) et son niveau de vocabulaire apparaît adéquat. Aucun mot déformé ou néologisme ne sont relevés.

     

    À la deuxième rencontre, j’imagine qu’il était moins anxieux pcq il parlait moins, moins rapidement et qu’il sautait moins du coq à l’âne, ce qui fait que je réussissais davantage à le comprendre.

     

    Monsieur habite au Québec depuis l’âge de 14 ans, parle français depuis et est marié avec une Québécoise.

     

    Il peut dire sa date de naissance et son âge mais pas la date du jour. Il ne comprend pas la question “en quelle saison sommes-nous?”, même avec un choix de réponse. Il est incapable de raconter son histoire personnelle. Il ne sait pas il a combien de frères et soeurs, s’il est allé à l’école, etc. Il ne rapporte absolument aucune difficulté mais il revient plutôt plusieurs fois sur le fait qu’il a reçu une lettre (de la SAAQ) qu’il n’a pas comprise (son médecin a fait une demande d’évaluation sur route à la SAAQ).

     

    Au Token test, monsieur comprend bien les consignes simples “Touchez le grand carré jaune et le grand rond bleu” mais la dernière portion du test est une catastrophe avec des persévérations +++. La répétition de phrases est difficile. 2/30 à la dénomination d’images. À l’écriture, monsieur écrit au son et remplace tous les sons “o” par la lettre u. Les calculs écrits sont laborieux et les erreurs intéressantes (ex: monsieur dit 91 mais écrit 911).

     

    La reconnaissance en choix forcés des images du BNT est excellente. Mais au DMS-48, monsieur obtient 62% et 66%. Monsieur persévère alors sur quelle image a au moins trois couleurs ou semble persévérer à certains moments sur l’image a ou l’image b.

     

    La discrimination visuelle est adéquate. La copie de la figure de Rey est faite plutôt de proche en proche. Les rappels sont limités mais quand même dans les normes évidemment. Les labyrinthes du WISC-III sont bien réussis mais de façon très lente.

     

    À suivre…

    Simon Charbonneau répondu Il y a 9 années, 2 mois 3 Membres · 5 Réponses
  • 5 Réponses
  • Simon Charbonneau

    Membre
    11 juillet 2014 à 16 h 00 min

    Beau cas en effet  :)http://brain.oxfordjournals.org/content/132/5/1287.full.pdf+html

     

    Je me demandais aussi s’il fait des erreurs perceptivo-visuelles au BNT et si tu pouvais nous donner des exemples, et si la répétition de mots isolés est épargnée ?

     

    Dans le reste de l’évaluation je vérifierais notamment s’il y a prosopagnosie, quelle est la profondeur de l’atteinte sémantique (sémantique personnelle – AMI?, connaissances du WAIS, Pyramids and palm trees, etc), s’il a un gradient temporel inversé, je vérifierais la boucle articulatoire… Ah et as-tu fait de la mémoire verbale aussi à date ou visuelle seulement ? 

     

    Pour la compréhension, il est étrange qu’il soit OK dans des parties du Token où les instructions sont longues, mais que la répétition de phrase soit difficile et qu’il ne comprenne pas la question “en quelle saison sommes-nous?”. Peux-tu préciser ce que tu veux dire par “difficile” ? As-tu tenté de formuler autrement pour la saison ? Genre, c’est quoi la saison monsieur, la saiiiiison ? ;)http://brain.oxfordjournals.org/content/129/11/3066.full.pdf+html

     

     

    Enfin, ça prendrait nécessairement une “consult” en neurologie et de l’imagerie (IRM+TEP).

     

     

    Tiens-nous au courant ! 

  • Caroline Larocque

    Membre
    11 juillet 2014 à 17 h 27 min

    Très intéressant, Personnellement, les gens avec DFT que j’ai vu démontraient plus de problèmes de comportement dans la vie quotidienne que de déficits cognitifs aux tests. Il y avait aussi installation d’un TOC, souvent relié au temps. On retrouvait souvent une indifférence émotive envers des proches et peu d’interaction avec moi. Ils parlaient peu spontanément et n’élaborait pas leur réponse. Par rapport à ton monsieur, on pourrait envisager une maladie d’Alzheimer avec une atteinte langagière et sémantique prédominante ou alors une aphasie primaire progressive qui a progressé vers une maladie d’Alzheimer. Pour la DFT, il y a le questionnaire FBI qui permet de questionner la famille pour vérifier un changement de comportement. Tu n’a pas mentionné d’éléments physiques chez ton monsieur comme des chutes, des tremblements ou des pertes d’équilibre. Est-ce qu’il y en a? Je me rappelle d’avoir lu des cas de dégénérescence cortico-basal qui se présentait comme des aphasiques. Comme dit Simon, la neurologie et l’imagerie sont intéressantes chez ces usagers.

  • Anonyme

    Invité
    14 juillet 2014 à 19 h 47 min

    Je ne suis pas très connaissant en gériatrie, ne faisant que quelques évaluations par année (et à chaque fois je dois tout relire!), mais je me permets de me lancer pour t’aider uniquement à éliminer la DFT, à l’aide du questionnaire Frontal Behavioral Inventory et du théorème de Bayes, qui concerne le fait de tenir compte des probabilités pré-établies (prévalence, etc.) pour se prononcer sur une probabilité lorsqu’on ajoute de nouvelles informations.

     

    Le FBI est un questionnaire qui a l’avantage d’avoir été validé contre d’autres types de démences, alors que plusieurs chercheurs se contentent habituellement de valider contre une population normale. Comme la question du clinicien est rarement “ai-je affaire à un patient dément ou normal?” mais plutôt “ai-je affaire à une démence de tel type ou tel type?”, on peut utiliser le FBI et le théorème de Bayes pour statuer sur la question suivante: cet homme de 69 ans appartient-il au groupe “DFT” ou au groupe “autre démence”? En fait on ne va pas statuer mais plutôt se prononcer sur les probabilités, ce qui va te fournir une information clinique de plus pour statuer.

     

    À partir des données fournies dans l’article de Kertesz et al. (2000), j’ai calculé une sensibilité de 0.8846 et une spécificité de .9634. Comme la question concerne le type de démence et non pas la présence ou l’absence, on doit savoir a priori quelle serait la probabilité d’avoir une DFT, pensant qu’on a affaire à une démence. Plusieurs articles indiquent que les DFT comptent entre et 10 et 15% des démences. Allons-y donc pour 12.5%. Il ne reste plus qu’à rentrer les informations dans ce calculateur en ligne, et ça devrait donner ceci:

    • Pour un score de 30 ou plus au FBI, ton patient aurait 77,54% des chances d’avoir une DFT;
    • Pour un score de 29 et moins au FBI, ton patient aurait 1,68% des chances d’avoir une DFT.

     

    Ça ne te donne pas une réponse finale, mais disons que ça te permet de faire un bon bout de chemin dans ta prise de décision!

    * Je ne suis pas responsable des décisions prises à partir des outils ou informations fournies ici :)Questionnaire compt frontal.pdf

  • Claudine Boulet

    Membre
    28 juillet 2014 à 16 h 54 min

    J’aime beaucoup ton analyse @Jean-Pierre. Mais encore faut-il avant tout obtenir un résultat fiable au FBI. Je viens tout juste de réaliser que la version que tu as joint à ton message est différente de la mienne (Dans ta version, il ne parle pas d’amassement d’objets et la perte du sens des mots est devenue “pensée concrète”).

     

    Ce qui semble être le manuel du test est disponible sur Internet: http://www.dementia-assessment.com.au/frontotemporal/Frontal_FBI_Manual_Nov12.pdf

     

    Il y a un item où je me questionne vraiment pour mon patient. Il s’agit de: “10. Aphasia and Verbal Apraxia: Does s/he make language or pronunciation errors or has s/he developed stuttering or grammatical errors recently? This type of language disturbance is more likely encountered in the context of Progressive Nonfluent Aphasia, and in addition to logopenia, it has articulatory and grammatical errors. It also converges with bvFTD.”

     

    Mon patient ne bégaie pas, n’hésite pas, ne présente aucune difficulté d’articulation et ne fait pas d’erreur grammaticale. Mais, il présente des paraphasies (surtout sémantique) de façon sévère. En d’autres mots, il ne montre pas de signe d’apraxie verbale mais il montre des erreurs de langage importantes. Alors, s’il faut que la personne présente les deux symptômes, il aurait un score de 0 à cet item, mais s’il suffit que la personne présente un des deux symptômes, il aurait alors un score de 3.

     

    Cela dit, le total obtenu à ce questionnaire est de 30 ou 33 (en plein sur le cut-off!).

     

    Pour répondre aux autres questions, mon patient avait une entreprise de textile qui aurait fermé en raison du contexte économique. Il semblait très clair pour la conjointe qu’il ne peut pas y avoir de lien entre cette fermeture et les troubles cognitifs actuels de monsieur. Ensuite, monsieur aurait tenté de se trouver un autre emploi mais n’aurait pas réussi en raison de son âge (début soixantaine). Il serait donc devenu camelot, ce qu’il aurait fait adéquatement pendant plusieurs années. C’est toutefois plus difficile d’obtenir une histoire claire de l’apparition des symptômes mais les changements rapportés concernent surtout le langage et le comportement (irritable, impulsif, agité, rigide, perte de jugement, habitudes alimentaires).

     

    Pour la désorientation spatiale, finalement, il apparaît que c’est uniquement dans des endroits non-familiers (manque de jugement et s’aventure à des endroits qu’il ne connaît pas). Il n’y a pas d’erreur perceptivo-visuelle à la dénomination. Il n’y a pas d’indice de prosopagnosie mais monsieur est incapable d’identifier des personnages célèbres bien qu’il donnait des indices qu’il avait reconnu la personne (ex: Céline Dion: “Ah oui, je chante mieux qu’elle”; Stephen Harper: “Canada… Il est gentil lui, je l’ai rencontré à Ottawa”). Bref, ses erreurs semblent plus sémantique que gnosiques. Les résultats sont déficitaires à la batterie d’évaluation des connaissances sémantiques (qui ressemble au Pyramids and palms Trees) et aux connaissances du WAIS-IV. L’empan de chiffres est seulement de 4 (3 en indirect), la répétition de mots est bonne pour les petits mots, sinon c’est variable (ex: psychologie, équilibre OK mais incapable de répéter histoire, saxophone, etc.).

     

    Un scan effectué en février montre: « atrophie cortico-sous-corticale diffuse prédominante frontale bilatérale, sans lésion focalisée suspecte intra ou extra-axiale, pas d’hémorragie. Légère leucoaraïose périventriculaire. » Monsieur est en attente pour rencontrer un neurologue.

     

    Il n’y a aucun trouble moteur apparent ou rapporté, ni chute, ni problème d’équilibre. Pas de consommation d’alcool, ni drogue.

     

    Aussi, je lui ai refait passer un MMSE et il a obtenu 9/30 (il avait 18 en janvier dernier) mais je crois que cette baisse est liée au trouble du langage. Et, en passant, là, monsieur a été capable de me dire que nous sommes en été et au Québec mais ce sont les deux seuls points qu’il a obtenu pour l’orientation temporelle et spatiale et ce, peu importe la façon dont je posais la question. Pour la mémoire verbale, c’est très difficile de l’évaluer! Après 4 lectures de l’histoire de Lise et Paul, monsieur a obtenu 5/6 aux questions de reconnaissance avec choix de réponse mais il connaît un Paul et revenait tout le temps sur la dernière fois qu’il l’a vu. Après un délai, le rappel libre est tout aussi impossible qu’en immédiat. Et, il a obtenu 4/6 en reconnaissance.

     

    Bref, il y a beaucoup d’éléments qui font penser à une démence sémantique mais: – monsieur ne reconnaît pas la présence de ses difficultés, – aucune dissociation entre les stimuli représentant des animaux versus objets manufacturés n’est relevée, – la répétition apparaît perturbée, – il n’est pas possible de montrer une préservation de la mémoire autobiographique, – l’imagerie montre une atteinte prédominante en frontale plutôt que temporale.

     

    Pour l’aphasie primaire progressive, il n’y a pas de trouble du langage isolé. C’est plutôt apparition d’un trouble du langage concomitant à des changements de comportements.

     

    Je crois que c’est une démence frontale qui colle le plus mais la fluidité du langage (monsieur parle vraiment beaucoup!) est surprenante (Pas de TOC, très bonne interaction avec moi i.e. il avait l’air très content de me parler mais sa femme me dit qu’après chacune de mes visites, monsieur était très fâché contre moi).

     

    Sinon, Alzheimer atypique…

  • Simon Charbonneau

    Membre
    30 juillet 2014 à 20 h 35 min

    Yep, avec ce que tu ajoutes maintenant, notamment:

     

    1. les changements rapportés concernent surtout le langage et le comportement (irritable, impulsif, agité, rigide, perte de jugement, habitudes alimentaires)”
    2. “atrophie cortico-sous-corticale diffuse prédominante frontale bilatérale”
    3. anosognosie

    Je vote aussi pour DFT qui a progressé et qui affecte maintenant au 1er plan cpt+langage+mémoire sémantique donc qui s’élargit vers un syndrome plus DFTL. La fluidité du langage qui demeure ne me surprend pas particulièrement. Dans le domaine des DFTL c’est vrai que les APP sont généralement dites non fluentes, mais la plupart des DFT que j’ai vu avaient un mdm sans être réellement “non fluents”.

     

     

    Bcp moins de chance que ça soit une Démence sémantique ou une Aphasie primaire progressive qui ait évolué et se soit “comportementalisé”, pcq en plus de l’imagerie, je suis assez d’accord avec ceci: (source: http://memory.ucsf.edu/ftd/overview/ftd/symptoms/multiple/language):

     

    Semantic dementia (SD)

    The most common complaint of people with semantic dementia (SD) is increasing trouble naming people, objects, facts and words. As the disease progresses, they lose not only the ability to name something, but also the meaning of what it is they are trying to name – like how to use it or to what context it belongs. People with SD usually know they are having trouble finding their words and understanding what is being said to them. Their speech tends to keep the usual speed and rhythm, but they may substitute similar but incorrect words or replace a word with “thing” or “stuff.” Patients continue to speak the same amount, even as the disease progresses. Some people may develop an inability to recognize familiar faces. Later in the disease course, similar behavioral changes to those seen in bvFTD may appear.

     

    Progressive non-fluent aphasia (PNFA)

     

    People with PNFA tend to come to the doctor’s office with complaints about changes in their fluency or rhythm of speech, pronunciation or word finding difficulty. These patients tend not to show the behavioral characteristics of FTD until quite late in the disease, and they are keenly aware of their difficulties. Depression and social withdrawal are common features of PNFA. As the disease progresses, less and less language is used, until the patient may be virtually mute.”

     

     

    Concernant le FBI, que j’utilise aussi, voici le début de l’intro de l’article de Kertesz dans JINS (2000): 

     

    DISCUSSION

    The FBI was successful in discriminating between the major groups in our dementia population in a prospective study. The items were designed to explore frontotemporal symptoms, and, as expected, high scores were achieved in the frontotemporal group, but VaD represented an important differential diagnostic issue with high scores on some items. Nevertheless, the mean total scores are significantly different between VaD and FLD, and, although some overlap exists,
    a conservative cut-off score of 30 or above for FLD suggested by our previous study remains valid as 23/26 (88.5%) of FLD and only 3/16 (18.8%) of VaD patients score above this. In the overlapping group, item analysis and other clinical features such as sudden onset, strokes, and focal deficits may be useful in the differentiation. None of the AD, PPA, or DD score above the cut-off point. (…)
     
    • (Note: DD = depressive disorder)